Robert Hersant vous salue bien
Le groupe Hersant sent le sapin.
Oui, mais s’agit-il du sapin dont on fait les cercueils
ou de celui dont on bâti les chalets ?
Toute la grande presse en habit noir publie ces jours-ci son avis de
décès, racontant comment de Robert en Philippe, l’empire du “Papivore”
(son surnom officiel) est devenu celui d’un omnivore qui pâture en
Suisse. “Succession mal ordonnée” (Le Monde), “L’héritier Hersant n’a
pas réussi à se faire un prénom” (Marianne), “La chute de la maison
Hersant” (Les Echos), etc. On se croirait dans un film de Philippe
Labro. Hersant et la France, c’est une histoire de haine. Robert Hersant
a été haï autant qu’il méprisait. Mais qu’on se rassure, Philippe
Hersant, à qui la presse reproche de n’avoir pas réussi à se faire un
prénom, est en passe d’y remédier.
Depuis des années, la photo de sa propriété apparaissait l’été entre
celles d’autres exilés fiscaux connus dans les magazines. L’été, la
presse adore faire rêver les pauvres. L’évasion fiscale vue du ciel, en
quelque sorte. Montrer leurs chalets évite de traiter le sujet (lire
pages suivantes). Pendant dix ans, jamais la presse, et encore moins la
gauche, n’ont relevé l’incongruité, pas même l’an dernier lorsque
Hersant a liquidé la Comareg – ancien numéro un de la presse gratuite
tué net par Internet – en licenciant près de 3 000 salariés. A quelques
mois près, ce plan social, qui fut l’un des plus importants de l’année, a
échappé à Montebourg. Mais l’histoire repasse toujours les plats.
2012, c’est l’été des plans sociaux et des exilés fiscaux. Exactement
comme en 81. Le retour d’Hersant dans l’actualité est donc cruellement
symbolique. Un symbole déplaisant, mais en est-il d’autres désormais ?
Comme en 81, des tas de gens s’activent à leur exil fiscal, à ceci près
qu’ils disposent maintenant de banquiers conseils, d’avocats et
d’experts-comptables qui se font une spécialité et un plaisir de
raccompagner l’élite sociale aux frontières.
En 81, ils avaient peur des rouges, le mot nationalisation les
réveillait la nuit, leur or n’était plus à l’abri. En 2012, ils ont
juste peur que les roses les piquent. Mais comme en 81, il y a un
dossier Hersant marqué chaud et posé sur des bureaux à l’Elysée, avec
copies à Bercy et rue de Valois. Problème, le dossier Hersant est sur la
même pile que celui de Presstalis, autre résidu du passé, connu alors
sous le nom de NMPP. Un autre scandale, celui de la distribution de la
presse, mais celui-là n’éclatera pas. La presse et le gouvernement ont
un commun intérêt dans cette affaire. La presse a besoin que le
gouvernement réinjecte un milliard (à fonds perdus, tout le monde
l’admettra, mais dans trois ans) et le gouvernement, que la presse ne
l’assassine pas trop vite. Une sorte de chantage endogamique qui, en son
temps, a fait la fortune d’Hersant.
On a changé d’époque, on a changé de François, on a changé d’Hersant,
mais le groupe Hersant n’est plus un épouvantail. D’abord parce qu’il a
fondu depuis la mort de Robert, ensuite parce que le problème de la
presse n’est plus sa concentration mais sa survie, et enfin parce qu’à
chaque période ses épouvantails à pigeons et que ce mot, Hersant,
n’évoque plus qu’un fantôme. En 81, le dossier Hersant était politique
parce que cette entreprise avait trop de pouvoir. En 2012, le dossier
Hersant est politique parce que c’est celui d’un exilé fiscal qui laisse
en France dettes et licenciements pour sauver les restes d’un empire
familial.
En 81, Robert Hersant était l’épouvantail numéro un de la gauche. Il
avait bâti par endettement bancaire un groupe de quotidiens qui a
couvert jusqu’à 60 % du territoire, colonies incluses. Hersant, c’était
Murdoch qui aurait collaboré avec les Allemands. D’ailleurs, il a
collaboré avec les Allemands. Pendant la guerre, c’était un jeune
Rastignac antisémite comme il en pullulait à Paris. Après la guerre, il
s’est fait tout petit pendant dix ans avant de se lancer. Un magazine,
puis deux, puis trois ; puis un premier quotidien, puis deux, puis
trois. Il a même été député pendant des siècles, de ceux qui siègent
peu. C’est là qu’il a croisé Mitterrand avec qui un étrange rapport de
neutralité existait.
Le seul scoop journalistique qu’on doive à l’armada de journaux du
groupe Hersant en cinquante ans est arrivé le premier jour, lorsqu’il a
publié les photos de la future DS dans l’Auto Journal. L’objet
symbolique de la France de l’après-guerre lui a permis de se lancer.
Chez Hersant, le journalisme n’a jamais été que du gris à mettre autour
des photos. Hersant méprisait profondément tout le monde et en
particulier les journalistes, à part FOG peut-être, qu’il avait arraché à
la gauche. Son deuxième coup malin fut d’imaginer agrémenter l’ennuyeux
Figaro d’un magazine en quadri pour piquer des pages de pub aux trois
news. Il a bien failli y passer lorsque, voulant faire de la télévision,
il a racheté la 5 à Berlusconi ; mais il est parvenu à la revendre in
extremis à Jean-Luc Lagardère qui, lui aussi, a d’ailleurs failli y
passer.
La gauche n’a jamais pu faire tomber Hersant. Elle a voté une loi
anticoncentration rien que pour le faire maigrir, mais elle n’a jamais
été appliquée. Chirac est arrivé et entre eux, c’était simple. Au pic de
sa splendeur, l’organigramme du Figaro rassemblait plus de députés
qu’il n’en faut pour constituer un groupe parlementaire. Les banques non
plus ne l’ont jamais fait chuter. Il les tenait par son endettement. Sa
faillite était inenvisageable, alors il obtenait toujours plus, pour
racheter des quotidiens ou pour rembourser les échéances délicates.
Parfois, il faisait visiter sa dernière imprimerie à un Arnault ou à un
Bolloré pour faire croire aux banques qu’il allait vendre.
Après la mort de Robert Hersant, en 96, quelques mois après
Mitterrand, d’autres méchants sont venus nourrir les rengaines anti-
tycoons. Jean-Marie Messier, Arnaud Lagardère, Serge Dassault… Le groupe
Hersant s’était fait oublier. Il ne possèdait plus que quelques
quotidiens de province et des gratuits de petites annonces que personne
ne lisait à Paris. Les barons qui entouraient Robert Hersant s’étaient
égayés et la famille s’est fiscalement exilée avec le fruit de la vente
de ses bijoux (la Socpresse, c’est-à-dire le Figaro, le Progrès, le
Dauphiné Libéré principalement). 1 milliard, dit-on, partagé en une
poignée d’héritiers.
Il faut admettre que la suite n’a pas été glorieuse. Robert Hersant
lui-même l’avait prédit. Voilà ce que le Nouvel Economiste lui avait
soutiré en 1995 : “Quant à ma succession, s’il y en a une, les solutions
se trouveront d’elles-mêmes. Je ne me sens pas responsable, au-delà de
ma propre capacité à exercer mon autorité. (…) J’ai tout réussi dans ma
vie, mais je n’ai pas été totalement victorieux dans ma famille.”
Philippe Hersant, qui n’était pas le fils prévu pour tenir la barre,
n’a dans un premier temps pourtant pas mal manoeuvré mais la crise de
2008 a fait basculer tous les cadrans dans le rouge. Brutalement et
définitivement, les journaux qui gagnaient de l’argent se sont mis à en
perdre et ceux qui en perdaient se sont mis à en perdre davantage. Le
reste n’est qu’enchaînement jusqu’à aujourd’hui. D’ici la fin de l’été,
ses derniers quotidiens auront trouvé un repreneur, les banques auront
vraisemblablement bradé le tout pour un tiers de leur dette, mais ce
sera comme un solde de tout compte entre la France et Hersant.
Déjà, la grande braderie a commencé. Paris Normandie, un quotidien
historique du groupe, sera même cédé pour l’euro symbolique à deux
anciens barons du groupe qui pourtant se tiraient la bourre lorsqu’ils
dirigeaient, l’un le Dauphiné Libéré, et l’autre le Progrès. Leur
alliance est le signe que l’odeur de l’encre au petit matin leur
manquait trop. On peut même s’offrir pour 100 millions les quotidiens de
toute la Côte d’Azur, Nice Matin, Var Matin, la Provence et Corse
Matin. Une affaire pour qui saurait y faire. Ce qui a fait chuter le
groupe Hersant, c’est que son opération de la dernière chance a capoté.
Depuis plusieurs mois, le groupe de presse belge Rossel avait prévu de
fusionner avec Hersant, lui permettant de gagner du temps. Rossel a jeté
l’éponge, vraisemblablement pour mieux revenir.
A moins qu’ils ne soient coiffés au poteau par celui qui a remplacé
Hersant dans le rôle du méchant glouton. Le banquier Michel Lucas, qui
s’est pris pour Citizen Kane et assouvit grâce aux poches profondes du
Crédit Mutuel une tardive passion. Les quotidiens de l’est de la France
et de Rhône-Alpes et rien ne semble vouloir l’arrêter. De plus, il est
entré dans l’histoire de la presse comme celui qui le premier aura, par
un bug informatique, donné accès aux informations sur les clients de sa
banque aux journalistes de son groupe. Par souci d’économie, il avait en
effet décidé de regrouper les services informatiques de ses banques et
de ses journaux. C’est comme si Lagardère, les journalistes de Elle
avaient eu accès aux plans de l’Airbus en allumant leur Facebook.
Du groupe bâti par Robert Hersant, il ne restera bientôt plus en
France qu’un golf qui porte son nom et dont l’entretien était assuré par
la trésorerie des journaux ; jusqu’à l’an dernier où les banques
créancières ont osé réclamer que le groupe récupère les 14 millions
prêtés au golf d’Ivry-la-Bataille en Normandie et dépensés pour son
réaménagement. 14 millions pour tondre un golf et refaire son Club
House, l’année de la liquidation de la Comareg…
Mais Philippe Hersant n’est pas le benêt qu’on dit. Il a reçu un
héritage relativement incontrôlable et s’apprête à mener une vie plus
adaptée à sa carrure. Il a tranquillement créé un nouveau groupe de
journaux en Suisse, autour du Lac Léman. L’Impartial, le Nouvelliste, la
Côte… Des titres follement ringards mais drôlement rentables, sans CGT
ni Presstalis, et qui pèsent déjà pas loin de 80 millions d’euros de CA.
A croire que la presse, c’est comme le ski : c’est en Suisse qu’il faut
en faire.
Durant toutes les années 80, la gauche a régulièrement dénoncé la
surpuissance de Robert Hersant ; trente ans plus tard, ce combat a été
remplacé par les vociférations de Mélenchon contre les médias en général
et les journalistes en particulier, si possible jeunes et sans défense.
Gros succès. Dans la vraie vie, Mélenchon est ami avec Serge Dassault,
propriétaire du Figaro (racheté à Hersant il y a dix ans) et on ne l’a
jamais entendu hurler contre le scandale du coût du programme des avions
Rafale.
On a fait d’Hersant un symbole alors qu’il n’était qu’un symptôme.
Par Pierre-Louis Rozynès