mardi 3 juillet 2012

Mardi 03 Juillet 2012 - LES ECHOS - La chute de la maison Hersant

Présidé par Philippe Hersant, troisième fils du « papivore » Robert Hersant, le groupe de presse quotidienne régionale se posait fin 2007 comme l'un des leaders du secteur. Il est engagé depuis 2008 dans une longue descente aux enfers.
C'est un homme grave qui reçoit dans ses bureaux de la rue de Presbourg, à Paris, au lendemain de la rupture des fiançailles entre le belge Rossel et le groupe familial qui porte son nom, Hersant Média. Une rupture lourde de sens et de conséquences, car le groupe de presse quotidienne régionale que préside Philippe Hersant se retrouve brutalement seul, empêtré dans ses difficultés, faute d'un allié pour l'aider à redresser des journaux devenus structurellement déficitaires.
« Paris Normandie » a été placé en redressement judiciaire en février et ses 365 salariés attendent de savoir si l'unique offre de reprise déposée la semaine dernière sera acceptée par le tribunal de commerce. « L'Union » de Reims et les autres journaux du pôle Champagne Ardennes Picardie sont eux aussi menacés, à très court terme, de dépôt de bilan. « La Dépêche de Tahiti » vient d'être vendue à des hommes d'affaires locaux et « Les Nouvelles calédoniennes » sont en cours de cession. Restent les journaux du sud de la France (« Nice-Matin », « La Provence ») et les quotidiens antillais, dont la rentabilité est encore satisfaisante mais ne cesse de décliner. Elle ne suffira pas, en tout cas, ni à financer les restructurations nécessaires ni à rembourser la lourde dette bancaire du groupe. Les 4.200 salariés ont de quoi être inquiets. La filiale de presse gratuite d'annonces Comareg, qui employait 3.000 personnes il y a trois ans, a tout bonnement été liquidée en novembre dernier. Remportant au passage le triste record du plus grand plan social de l'année.
L'atmosphère est étouffante en cette chaude matinée de juin. Philippe Hersant s'exprime avec humilité. Il ne cherche pas à se défausser de sa responsabilité. «  J'ai approuvé, comme les autres actionnaires familiaux, toutes les décisions qui ont été prises », lâche-t-il. Il donne pourtant le sentiment d'une immense impuissance. Comment aurait-il pu deviner qu'un retournement aussi brutal du marché publicitaire allait provoquer, en moins de trois ans, la perte de plus de 300 millions d'euros de chiffre d'affaires, soit 30 % de moins qu'en 2007 ? Comment aurait-il pu moderniser sa presse quotidienne régionale (PQR) sans consentir de lourds sacrifices humains -et risquer de graves conflits sociaux, compte tenu du poids de la CGT dans ses entreprises ? « L'échec du groupe Hersant est lié à deux péchés originels : s'être construit par endettement, sans capitaux propres. Trop risqué dans ce secteur. Et n'avoir pas réussi à adapter ses journaux à l'ère moderne », analyse ainsi un spécialiste du secteur.

 

Le pari des gratuits

L'horizon paraît pourtant dégagé lorsque Philippe Hersant signe les deux actes fondateurs du Groupe Hersant Média (GHM) d'aujourd'hui : l'acquisition de Comareg en 2003, puis celle des journaux du sud de la France en 2007. Le troisième fils de Robert Hersant est aux manettes de France-Antilles depuis 1982 (le groupe sera rebaptisé Hersant Média en 2006). Son « papivore » de père vient alors de scinder son empire au terme d'une donation-partage, pour échapper à la loi anticoncentration sur la presse concoctée par les socialistes fraîchement arrivés au pouvoir : d'un côté, France-Antilles ; de l'autre, la Socpresse (« Le Progrès », « Le Dauphiné libéré », « Le Figaro », « France Soir » et quelques autres). Dirigée par Yves de Chaisemartin lors de la disparition de Robert Hersant, en 1996, la Socpresse sera vendue à Dassault quelques années plus tard, entre 2003 et 2004. Les 13 héritiers de Robert Hersant se partageront une somme alors estimée à plus de 1 milliard d'euros (un montant que Philippe Hersant dément aujourd'hui).
Homme de presse depuis toujours, Philippe Hersant est animé d'une véritable vision lorsqu'il reprend Comareg. La presse gratuite d'annonces, il y croit dur comme fer. Et n'hésite pas à endetter le groupe pour acheter la société, au prix de 135 millions. « J'ai voulu cette opération. Les gratuits avaient un vrai potentiel auprès des annonceurs locaux », confirme-t-il. De même, l'acquisition des journaux du sud de la France à Lagardère en 2007, pour 160 millions d'euros, lui apparaît comme une magnifique opération stratégique, conforme au prix du marché. « Il n'est aucun secteur économique comportant une composante industrielle qui puisse survivre sans consolidation et mutualisation de ses moyens », insiste-t-il, se défendant de toute mégalomanie. « Tout le monde nous disait alors que le groupe était trop petit. » L'opération porte la dette bancaire de GHM à plus de 200 millions d'euros, y compris les besoins de financement et la dette résiduelle sur Comareg. Les actionnaires familiaux y croient aussi : ils apportent 80 millions, sous forme d'obligations. Une dette obligataire alourdie depuis des intérêts capitalisés et non perçus, à 105 millions d'euros.
Fin 2007, le ciel est encore bleu azur. Les deux opérations ont permis à GHM de tripler son chiffre d'affaires, à 926 millions d'euros. Comareg, déficitaire au moment de l'acquisition, a été redressé. C'est devenu une fantastique machine à cash et sa contribution au résultat d'exploitation du groupe, 35 millions d'euros sur 64, permet d'envisager le remboursement de la dette avec sérénité. GHM publie 27 quotidiens régionaux aux quatre coins de la France et en outre-mer, et emploie 7.500 salariés. « GHM détient alors aussi 27 % de "L'Est républicain". La perspective de le voir devenir un groupe structurant de la PQR en France n'est pas très éloignée. Philippe Hersant pensait avoir du temps devant lui », rappelle un observateur. Le site Internet du groupe est d'ailleurs figé sur ce tableau idyllique. Comme une photo jaunie que l'on conserve pour se rappeler des jours heureux.
L'horizon ne restera pas dégagé très longtemps. Le marché publicitaire s'effondre littéralement à l'été 2008 et frappe de plein fouet la presse gratuite d'annonces. Comareg ne s'en remettra pas. Concurrencée sur les petites annonces par les « pure players » d'Internet comme Le Bon Coin ou SeLoger, privée de ses recettes de publicité commerciale, la société voit son chiffre d'affaires fondre comme neige au soleil : 388 millions en 2007, 240 millions en 2010. Précipitant GHM dans des pertes nettes abyssales : 82 millions en 2009, 217 millions en 2010. GHM sera incapable de rembourser la première échéance de sa dette bancaire. Le produit des cessions d'actifs réalisées à cette époque sera englouti dans l'exploitation : 22 millions tirés de la vente du « Journal de la Réunion » en avril 2009, 23 millions de celle de Mediapost en mai 2010 ou encore 22 millions pour la participation dans « L'Est républicain », cédée en octobre 2010.

 

Une réorganisation insuffisante

GHM aurait-il pu anticiper et, en investissant davantage sur le numérique, mieux conduire la mutation des petites annonces sur Internet ? « On nous a reproché d'avoir retardé le passage à la gratuité des petites annonces. Mais elles représentaient encore 60 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2009 : il était impossible alors de décider de se couper un bras. D'autant que cette évolution aurait aussi conduit à de lourdes réorganisations », explique Philippe Hersant. Sans doute le groupe a-t-il commis des erreurs. Mais c'est un fait : le numérique est loin de rapporter autant que le papier, sur les petites annonces comme d'ailleurs sur l'information. Le leader des annonces en France, Le Bon Coin, n'a réalisé « que » 64 millions d'euros de chiffre d'affaires l'an dernier. Bien loin des recettes de Comareg au temps de sa gloire.
De même Philippe Hersant se défend de tout immobilisme sur la presse. « Nous avons investi 49 millions dans le numérique entre 2007 et 2011, par exemple dans une plate-forme commune utilisée par nos titres pour leurs sites Internet. Nous avons aussi engagé des plans de modernisation, mais uniquement par des préretraites. Nous n'avons jamais pu, en raison de l'opposition de la Filpac-CGT, aller au delà, même depuis 2008 pour faire face à la crise», dit-il. GHM a effectivement investi dans les imprimeries de « Nice-Matin » ou de « L'Union », moyennant 140 suppressions de postes dans chacun des deux pôles. Mais la modification des organisations n'a pas forcément suivi. Et la charge de travail n'a pas toujours été bien anticipée. A Reims, par exemple, 22 millions d'euros ont été dépensés pour moderniser l'imprimerie et lui permettre de prendre en charge les gratuits de Comareg : elle se trouve aujourd'hui en forte surcapacité...
Pour autant, Philippe Hersant ne peut pas se défausser entièrement sur la fatalité. Beaucoup lui reprochent aujourd'hui la distance prise avec les affaires de GHM ces dernières années. En 2003, le fils du « papivore » s'est installé en Suisse, sur les bords du lac Léman. Il a d'ailleurs bâti de l'autre côté des Alpes un autre groupe de presse depuis 2001 : « La Côte », « L'Impartial », « Le Nouvelliste » regroupés au sein des Editions Suisse Holding. Gérés d'une main de maître par son fidèle lieutenant Jacques Richard, ils représentent une soixantaine de millions d'euros de chiffre d'affaires et affichent une rentabilité bien supérieure à celle de la presse française. Dans l'Hexagone, il a confié en 2003 les rênes de GHM à un directoire, présidé par Frédéric Aurand, secondé par Jacques Bolelli aux finances. Les salariés le voient peu.

 

Diversifications hasardeuses

A-t-il laissé trop de liberté à ce directoire, entérinant des décisions sans bien mesurer leurs conséquences ? De fait, GHM s'est aussi engagé pendant cette période dans des diversifications hasardeuses comme la télévision locale, qui aura coûté au groupe, reconnaît-il, plus de 40 millions d'euros entre 2005 et 2009. A-t-il au contraire systématiquement refusé des propositions d'investissement, d'ouverture du capital, de restructuration de Comareg, comme l'affirment des proches des anciens dirigeants ? Les dissensions avec ces derniers se soldent en tout cas brutalement par leur départ en août 2009 et leur remplacement, au printemps 2010, par Dominique Bernard à la direction générale de GHM.
La crise avait alors frappé. Dès lors, l'énergie des dirigeants a été consacrée à négocier avec les banques, à tenter de relancer Comareg, à chercher des partenaires. L'accord passé avec Rossel en octobre 2011, qui prévoyait d'apporter des titres des deux groupes à une société commune, devait permettre de retrouver l'équilibre grâce à des restructurations et la mutualisation de certains moyens. Le refus par la CGT d'accepter le plan de restructuration proposé à « L'Union », préalable à l'accord, a provoqué le retrait du groupe belge. La nouvelle ère qui s'ouvre pour GHM ne sera sans doute pas la plus drôle.
ANNE FEITZ, Les Echos
Une perte nette de 217 millions en 2010
• 2008 
Chiffre d'affaires : 900 millions d'euros
Résultat d'exploitation : 50,4 millions d'euros
Résultat net : 1,1 million d'euros 
• 2009
Chiffre d'affaires : 749 millions d'euros
Résultat d'exploitation : 1,4 million d'euros 

Résultat net : - 82 millions d'euros
• 2010
Chiffre d'affaires : 697 millions d'euros

Résultat d'exploitation : 17,6 millions d'euros
Résultat net : - 217 millions d'euros
Écrit par Anne FEITZ

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire