Les premiers pas de Bernard Tapie à La Provence ont été
ponctués de phrases tonitruantes et de coups d'éclat. Provocations,
tâtonnements... le nouveau coactionnaire du journal marseillais, à 50-50
avec la famille Hersant, sème la perplexité et le doute en interne.
Vendredi 15 mars. L'interview coup de poing.
"Lorsque
j'ai entendu ça dans ma voiture, j'ai cru à un canular. Et puis ça
durait, ça durait... et quand j'ai compris que ce n'était pas une
blague, je me suis senti hagard." Vendredi 15 mars, un peu avant 9
heures, ce journaliste de La Provence écoute l'interview de son nouvel actionnaire sur la station locale de France Bleu. Entre deux phrases sur Marseille et l'OM, Bernard Tapie lâche l'une de ces bombes dont il a le secret: "Le quotidien le mieux fait de la région, c'est La Marseillaise. Il est intelligent [...], bien écrit. Je voudrais bien que les miens soient faits comme ça." Léger blanc à l'antenne...
Chez les journalistes de La Provence, l'interview a
un effet dévastateur: "Nous nous sommes tous sentis meurtris, résume un
rédacteur des pages Régions. Non pas de la comparaison avec La Marseillaise, qui a ses qualités et ses défauts, mais de la violence des propos." Le reste de l'interview de Bernard Tapie
tient du florilège. Les journalistes? "C'est pas le métier que je
préfère." Ou encore: "Dans la vie, il y a ceux qui aiment raconter ce
qui se passe et ceux qui aiment faire des choses." Plus loin: "Je ne
suis pas sûr que, dans quelque temps, vous trouverez La Provence dans sa configuration d'aujourd'hui."
Souffler
le chaud et le froid. Agiter des épouvantails. Entre l'annonce de la
recapitalisation du Groupe Hersant Média (GHM) via l'apport du Groupe
Bernard Tapie (GBT) et sa rencontre avec ses nouveaux salariés en mars,
trois mois se sont écoulés. "Trois mois pendant lesquels il a joué avec
nous comme un chat avec une souris", soupire un journaliste. La saillie
sur La Marseillaise? Chacun y va de son explication. Une opération séduction de la gauche locale? Un clin d'oeil à son ami, l'homme d'affaires Jean-Noël Tassez,
qui en a été l'un des dirigeants? Une méchante colère à la vue de sa
photo dans le numéro du jour de La Provence? Quand, remontée, la
journaliste Laetitia Sariroglou,
présidente de la toute nouvelle Société des journalistes (SDJ),
l'appelle, Bernard Tapie assène: "Vous avez vu ma tête à la Une? On
dirait mon père!"
Un cadre essaie de tempérer: "Il a été énervé par l'entretien que l'on a fait avec lui la veille dans La Provence. " Mais reconnaît: "Son interview radio sur France Bleue est un dérapage qui a fait des dégâts." Auprès des salariés, mais pas seulement. Car lâcher tout à trac que La Provence "vend 30 000 exemplaires dans une ville de 1 million d'habitants" [NDLR: le journal écoule en fait 46 000 exemplaires quotidiens à Marseille], c'est "oublier que les deux tiers de nos ventes sont réalisés ailleurs que dans cette ville", indique Serge Mercier, élu du Syndicat national des journalistes (SNJ) au comité d'entreprise. Un rédacteur s'indigne: "C'est surtout une grosse connerie!" Aussi ravageuse pour les ventes que pour le marché publicitaire, "qui n'en ont vraiment pas besoin".
Sur le "plateau" de la rédaction de La Provence,
une assemblée générale s'improvise aussitôt. "C'est la première fois
qu'on parlait grève depuis des années", commente une journaliste
installée à Aix. Spontanément, des représentants des services des ventes
et publicitaires se sont joints aux journalistes. Une démarche inédite
dans la maison. La crispation accouche d'un communiqué: "La rédaction de
La Provence ne se laissera pas insulter sans réagir." Une
réaction à chaud qui n'émeut pas Bernard Tapie. "C'est du cinéma!" nous
répond-il quelques jours plus tard...
12 février. Et la SDJ paraît...
Dès
les premières rumeurs de l'arrivée de Bernard Tapie, en novembre 2012,
l'inquiétude perce chez les journalistes. "Il y a eu un élan jusqu'ici
méconnu dans la rédaction. Une envie de se serrer les coudes", se
souvient Laetitia Sariroglou. De l'idée de créer un comité de vigilance
naît finalement la première SDJ de l'histoire du titre, le 12 février.
"Pour poser des règles, par exemple sur le traitement de l'actualité de
Bernard Tapie, explique sa présidente. Et éviter l'isolement des
journalistes face à d'éventuelles pressions externes comme internes."
L'initiative laisse l'homme d'affaires de marbre. Mais, interrogé par
L'Express, Bernard Tapie s'enflamme: "Il y a deux nanas [NDLR: les
porte-paroles de la SDJ] qui font un cirque pas possible et se font
mousser avec tout ça. Elles seront respectées pour ce qu'elles sont.
Mais il existe déjà plein d'interlocuteurs ou d'instances: le syndicat,
le comité d'entreprise, les réunions de délégués du personnel... Elles
ne sont pas obligées de sortir le tam-tam médiatique à chaque fois
qu'il se passe quelque chose."
Histoire de mettre du sel sur la plaie, Bernard Tapie maintient ses propos sur La Marseillaise. "C'est un bon journal, bien fait, avec peu de moyens. Mais je n'ai pas dit pour autant que nous (La Provence)
étions de la merde!" Le nouveau coactionnaire s'amuse à saluer le coup
de sang -immédiat et unanime- de la rédaction: "Ils ont montré qu'ils
pouvaient encore se mettre en boule, qu'ils avaient de l'attachement
pour ce titre et envie de se battre pour lui! C'est le contraire qui
m'aurait inquiété..." Quoi qu'en dise Bernard Tapie, les dommages sont
profonds. "On sent chez lui de la haine, du mépris", résume un confrère.
Une localière reprend: "On sait bien qu'il ne nous aime pas. Pourquoi
acheter une entreprise de presse quand tu ne peux pas supporter les
journalistes?"
20 décembre. Le débarquement à Marseille.
Cette
prédisposition à titiller les troupes, on la retrouve dès l'arrivée de
Bernard Tapie à la tête du groupe. Le 19 décembre, les banques
officialisent la restructuration de la dette de GHM et l'entrée de
Bernard Tapie à hauteur de 50 % dans le capital. Le 20, le nouvel homme
fort débarque à Marseille. Il vient rencontrer les hauts gradés du
journal. Premier comité de direction. Première démonstration de force.
"Il est offensif, dur. Très animal. Il est là pour "pisser" aux quatre
coins de son territoire", raconte un témoin sous couvert d'anonymat. Les
échanges sont parfois secs. A un interlocuteur qui lui parle des
inquiétudes des salariés, Tapie rétorque: "Continue, tu me fais peur."
Et quand un cadre évoque la possible ouverture d'une clause de cession
(elle permet au journaliste de quitter, avec des indemnités de
licenciement, une entreprise de presse qui change d'actionnaire), Tapie
défouraille : "Tu crois pas que j'vais payer tes mecs pour qu'ils
aillent tirer leur petit coup?"
"Il a un discours iconoclaste.
Mais aussi l'enthousiasme débordant de ceux qui veulent entraîner les
autres", défend un dirigeant. Ceux qui voient en lui "une énergie
dingue" reconnaissent toutefois qu'"elle n'est pas forcément bien
canalisée". Une "Ferrari sans frein", selon une formule prêtée à Patrick Le Lay;
une "grenade dégoupillée" ; un homme avec lequel "il vaut mieux faire
du judo que de la boxe, pour utiliser son énergie...". En fait, ose un
membre de l'encadrement, "c'est exactement comme de parler à sa
marionnette des Guignols...".
Cinglant, Bernard Tapie l'est aussi, ce 20 décembre, avec Dominique Bernard, directeur général de GHM et PDG de La Provence.
En pleine réunion, il le cueille à froid d'un "t'es en train de me dire
qu'on est dans la merde et que ça sent l'eau de Cologne?" Un cadre
analyse: "Il voulait humilier Dominique Bernard, montrer que le patron,
c'est lui." Le patron? "Mais nous, on ne sait pas qui est le patron!"
s'énerve un membre de la rédaction. "Il y a un double discours entre
Hersant et Tapie, là-dessus... Chacun tire la couverture à lui."
Janvier-février. Les premières lézardes.
La
belle association à 50-50 qui a permis de sauver in extremis GHM
s'effrite déjà. Le 16 janvier, au comité de groupe, à Paris, Dominique
Bernard est assis entre Philippe Hersant, taiseux à l'extrême, et Bernard Tapie, volubile en diable. Le PDG de La Provence,
sourire en coin, glisse aux participants: "Il ne vous aura pas échappé
qu'on est en présence de deux personnalités très différentes." Non, cela
n'a échappé à personne, ni à Paris, ni à Marseille. Et quand, le 26
février, Bernard Tapie fait enfler la polémique sur "un chèque" de 4,3
millions d'euros qu'il aurait signé la veille pour "payer les salaires de La Provence et Nice-Matin",
cela ne surprend pas grand-monde. L'encadrement parle de "mouvement de
fonds traditionnel en période de trésorerie basse". Un membre du SNJ
enchaîne: "C'est un jeu de pouvoir, évidemment. On ne sait pas ce qui
est vrai ou faux. Tapie voulait juste que ça se sache..." Et la
rédaction encaisse: "Si, en plus, ils ne sont pas capables de
s'entendre..."
25 mars. Et Olivier Mazerolle calma le jeu.
Il faut attendre le 25 mars et la visite d'Olivier Mazerolle
chez des journalistes totalement déboussolés pour que la tension se
relâche. Un peu. Le futur directeur général délégué à l'éditorial,
directeur de la publication et de la rédaction, ne prend ses fonctions
que le 2 avril, mais il passe se présenter ce jour-là et apaise quelques
angoisses. "D'abord, c'est un journaliste", se réjouit Laetitia
Sariroglou. "Et puis, il est poli. Ça nous change!" rigole une consoeur.
Tapie garantit que Mazerolle sera le seul maître à bord: "Moi, les
journalistes, moins je leur parle, mieux je me porte. Je n'aurai pas
affaire à eux, ils n'auront pas affaire à moi. Mon boulot, c'est de
faire en sorte qu'ils soient encore journalistes dans cinq ans." Ce qui
n'empêche pas le nouveau patron de voir rouge quand sa photo ne lui
convient pas; de demander aux rédacteurs sportifs de cesser de gratifier
les joueurs de l'OM de notes inférieures à 5 (sur 10) dans les colonnes
du journal, même quand ils sont nuls... ou de faire le forcing pour une
interview de sa fille.
Sophie Tapie, alors en lice dans le télé-crochet The Voice sur TF1, bénéficie de deux entretiens, l'un en vidéo sur le Web, l'autre dans les colonnes de La Provence,
juste avant l'émission du samedi 6 avril. "On la présente comme
marseillaise [NDLR : elle y a passé deux ans dans son enfance] pour
faire couleur locale, moque un journaliste. Mais on a eu de la chance,
car Mazerolle s'est interposé. A Nice-Matin, ils ont carrément fait un "Face aux lecteurs" avec tout le tralala..."
Pour
Bernard Tapie, Olivier Mazerolle est "une bonne pioche" parce qu'il "a
dirigé l'une des rédactions les plus dures avec France 2, qu'il est de
Marseille, et qu'après être passé par la télé et la radio il est capable
de mettre son ego en arrière-plan pour le seul plaisir de l'info". Au
sortir de la rencontre, une journaliste ironise: "C'est surtout une
arrivée très bling-bling." Un cadre lui emboîte le pas: "Pour Tapie, il
faut qu'un rédac' chef puisse avoir Hollande en cinq minutes..." Après
Patrick Le Lay, Jacques Séguéla
et Olivier Mazerolle, "tous vieux, parisiens, dédaigneux de la presse
régionale et ayant leur carrière derrière eux...", voilà qu'on évoque Claire Chazal comme éditorialiste. Ce qui suscite les ricanements dans les couloirs.
Mardi 19 mars. Une crédibilité malmenée.
Reste
qu'entre l'épuisante surexposition médiatique et les phrases à
l'emporte-pièce du nouveau patron, toute la crédibilité du titre
chancelle. Mardi 19 mars, au procès de la députée socialiste Sylvie Andrieux,
juste avant les réquisitions, des avocats chambrent gentiment le banc
de la presse: "Alors, il faut croire Tapie quand il dit que le meilleur
journal de la région c'est La Marseillaise" Une rédactrice,
désabusée, résume: "Notre image est déjà foutue. Les gens pensent que
Tapie passe des coups de fil pour nous dire "Fais ci, fais ça". Et
qu'ils l'approuvent ou le condamnent, la perte est réelle. Désormais, on
sera toujours suspects. On nous cherchera sans cesse des poux dans la
tête." "Pourtant, conclut une journaliste du siège marseillais, ce n'est
pas parce qu'on a été achetés qu'on a été vendus."
Par Coralie Bonnefoy, à Marseille, publié le