La presse quotidienne que l’on dit « gratuite »
Des deux grandes
composantes de la presse quotidienne gratuite, la presse gratuite
d’annonces (PGA), qui diffuse des petites annonces, et la presse
gratuite d’information (PGI), la première est en totale déconfiture,
alors que la deuxième se porte fort bien. Elle est même devenue un
acteur dominant dans la sphère, devenue relativement étroite en France,
des journaux quotidiens d’information générale. Mais, si l’on peut
dire : à quel prix !
Dernier
épisode du déclin de la presse gratuite d’annonces, la mise en
liquidation judiciaire, le 3 novembre 2011, de la Comareg et de son
centre d’impression, Hebdoprint. Cette faillite de filiales du groupe
Hersant Média (GHM), de sinistre réputation [1],
provoque le licenciement de 1650 salariés : triste record des plans de
licenciement de l’année 2011, après celui de 758 salariés en février
dernier dans le même groupe. La Comareg éditait Paru Vendu, le
numéro 1 de la presse gratuite d’annonces, en France avec 280 éditions
locales et 15 millions de lecteurs hebdomadaires. Endettée à hauteur de
250 millions d’euros, la Comareg, et surtout ses salariés, sont victimes
de la migration et de la gratuité des petites annonces sur Internet,
qu’elle n’a pas su anticiper.
Le « gratuit » se vend bien
Le contraste est saisissant avec la presse gratuite d’information, et
tout particulièrement la presse quotidienne qui nous intéresse ici (Métro, 20 Minutes, Direct Matin, réseau Ville Plus) :
les journaux quotidiens que l’on dit « gratuits ». Gratuits ?
L’apparence de gratuité de la presse dite « gratuite » tient à la
distance et aux médiations qui séparent ses consommateurs-lecteurs de
ses biens réels acheteurs. Financés par la publicité qu’ils diffusent,
les journaux « gratuits » sont en réalité payés par les consommateurs,
non pas quand ils acquièrent le journal, mais quand ils achètent les
marchandises. Car dans le prix des marchandises sont évidemment intégrés
les frais de publicité. Payé à l’avance par les consommateurs des
produits qu’il promeut, le journal peut ainsi s’offrir le luxe de se
présenter comme « gratuit ».
Ces journaux sont devenus en moins de dix années les premiers
quotidiens d’information générale en France, tant par la diffusion [2] que par leur audience, c’est-à-dire le nombre de leurs lecteurs [3]. Et pas seulement en France : Métro International est devenu dans le même temps le premier quotidien mondial d’information générale, loin devant les japonais et le New York Times,
avec 7 millions d’exemplaires diffusés et 17 millions de lecteurs.
Cela dit, les gratuits ne sont pas (encore) rentables en France (les
« payants » non plus), à l’exception notable de 20 Minutes depuis 2008. Métro, déficitaire en France, fait des bénéfices au niveau international.
Une telle progression est unique dans l’histoire de la presse
quotidienne. Elle peut paraître d’autant plus étonnante qu’elle
intervient dans un moment où ladite presse connaît une accélération de
la crise la plus grave de son histoire qui l’affecte depuis le début des
années soixante-dix [4]
Mais en dernière analyse, elle apparaît bien plutôt comme la
conséquence logique de l’évolution d’ensemble de la presse dite
« payante ».
Dans le métro en 20 minutes
Le « lecteur-consommateur » que les études de marché désignent comme
cible du marketing intensif des gratuits est jeune, vit dans des villes
plutôt grandes, et il a un travail : jeune actif urbain,
telle est en trois mots la proie des quotidiens gratuits, tous titres
confondus. Proie d’autant plus vulnérable qu’elle lit généralement peu
les quotidiens traditionnels.
C’est pourquoi les producteurs de « gratuits » choisissent les
grandes villes comme unité géographique de diffusion, et dans ces villes
les lieux où ils peuvent atteindre leur cible. S’agissant d’
« actifs », ce sera les transports en commun à l’heure où les actifs les
utilisent pour aller au travail, soit le matin entre 7h et 9h, et aussi
d’autres lieux, universités, Disneyland, MacDonald, cafés, Club Med,
centres commerciaux, parkings, cinémas, investis par cette catégorie de
population [5]. 20 Minutes propose même un service de livraison aux entreprises intéressées, à la condition qu’elles soient d’une certaine dimension.
La distribution des journaux est ainsi assurée directement par des
équipes de colporteurs ou au moyen de dépôts dans des présentoirs sur
les zones de passage. Le lecteur est servi, il n’a pas à se déplacer
dans un lieu spécifique comme pour le reste de la presse. Cette
différence est fondamentale : le quotidien payant ne s’adresse pas
directement à ses lecteurs ou, du moins, ne peut que chercher à les
attirer sur son lieu de vente où il est en concurrence avec tous les
autres journaux ; le gratuit, au contraire, va directement au devant de
son lectorat et ne doit affronter que la concurrence (assez farouche, il
est vrai) des autres gratuits.
Les périodes de distribution sont également calées sur la « cible » :
les gratuits ne paraissent que cinq jours par semaine, pas le samedi ni
le dimanche, ni les jours fériés, ni pendant les vacances scolaires,
ces moments où le gros de la « cible » ne travaille pas et qui sont peu
favorables aux investissements publicitaires. Exemple célèbre : les
gratuits n’ont pas relaté, dans la semaine qui l’a suivi, le tsunami du
26 décembre 2004, puisqu’ils ne paraissaient pas [6].
La forme et le contenu du journal sont également choisis en fonction de
la cible à atteindre (« jeune actif urbain »), dont les goûts et
comportements font l’objet d’études constantes. Pour ce faire, les
gratuits ont recours à des sociétés spécialisées.
Ainsi, pour Métro, selon Isabelle Saint-Pol, directrice marketing et communication : « Grâce
à son panel de 45 000 lecteurs dans dix pays, Métro observe en
permanence les modes de vie urbains. Il a dressé en 2008, en partenariat
avec GFK [3ème groupe mondial d’études de marché], un portrait
du consommateur urbain d’information : il valorise la liberté et le
choix dans tout ce qu’il fait, il personnalise sa consommation, scrute
tout, recherche le divertissement dans son travail et ses relations
sociales. Il cherche à collaborer avec les autres en exigeant d’eux
intégrité et transparence. Il s’attend à ce que tout lui arrive vite et
avec une touche systématique d’innovation. D’où la création permanente
de nouvelles propositions éditoriales, de nouveaux formats
publicitaires, et le lancement international en août dernier d’une
formule totalement nouvelle de Métro qui sera déclinée dans tous les
pays, le Chili, la Suède et la France ayant fait office de pays pilotes [7].
20 Minutes a recours à Asterop, spécialiste du « géomarketing décisionnel », ainsi que le relève Dominique Kalfon : « Le
gratuit a donc fait appel, dès 2006, à la technologie et aux bases de
données d’Asterop qui exploite des informations liées au recensement
général de la population et des bases constituées sur la nature
sociodémographique des emplois. Le but : déterminer les points de
distribution et équilibrer les volumes des différentes éditions [8] ».
Quant à Direct Matin, il bénéficie, selon Marie Bénilde, d’un agent de poids : « …
le milliardaire Vincent Bolloré confie la conception éditoriale de ses
quotidiens gratuits à une agence de publicité, Euro RSCG, et à son
patron, Jacques Séguéla, vice président du groupe Havas, dont
l’industriel est le propriétaire » [9].
Conséquences de cette sollicitude : « On met l’accent – selon Rémy Rieffel -
sur le visuel, sur les différents niveaux de lecture possible, sur le
discours rapporté (micro-trottoir, interview en trois questions,
citation du jour, sondage, etc.)… L’information doit donc apparaître
comme divertissante, mettre en exergue le côté « fun » de l’existence :
on insistera alors volontiers sur les loisirs, les sorties, le sport,
les nouveaux objets high tech, le Net, les derniers potins concernant les personnalités people, etc. [10] ».
La présentation des gratuits est donc soignée (impression de qualité,
couleur, photos) pour signifier que la gratuité n’est pas synonyme de
baisse de qualité et ne pas rebuter les annonceurs haut-de-gamme, ainsi
que le souligne Pierre-Jean Bozo, président de 20 Minutes France : « Il
faut que ce soit un sans faute au niveau technique afin de permettre
aux annonceurs, comme l’Oréal par exemple, d’acheter des encarts
publicitaires dans le titre sans crainte [11]. »
La « une » reproduit le modèle des quotidiens classiques (parfois en
deuxième position après une page de publicité) désignant ainsi leur
appartenance à la même famille. En même temps, la mise en page est
fortement inspirée par les sites Internet et la culture du zapping. Les
articles sur l’actualité internationale ou nationale sont aussi
dépolitisés que possible, conformément aux souhaits de la « cible » (ou,
plus exactement de leurs « désir sondés »…) et surtout à l’intérêt des
annonceurs qui souhaitent un « environnement » consensuel et craignent
que des positions trop tranchées ne réduisent le nombre de
lecteurs-consommateurs.
Enfin, la présence de pages locales, facilitée par l’édition par
villes, répond au souci d’une information de proximité à laquelle les
lecteurs de « gratuits » sont sensibles, ainsi que les annonceurs locaux
(100% des recettes du réseau Ville Plus). Tout est construit en
fonction des attentes réelles ou supposées de la cible convoitée et de
ses capacités d’ingestion d’informations et de publicités dans le temps
et les conditions du transport vers le lieu de travail.
Au moindre coût
C’est une coïncidence pour le moins heureuse que les prétendues
attentes des lecteurs des « gratuits » correspondent généralement, comme
nous venons de le voir, aux souhaits des annonceurs. C’en est une
autre, tout aussi heureuse, que ces attentes soient satisfaites par la
solution généralement la moins onéreuse pour le journal : articles
courts récupérables auprès des agences de presse, les fils
d’information, Google, etc., ou encore, comme chez Métro, des articles stockés dans la banque d’articles du groupe mondial et disponibles pour chaque entité locale.
Pour satisfaire à ces besoins rédactionnels, une équipe réduite de
journalistes polyvalents (= bons à tout faire) suffit, en nombre bien
moindre que ceux des payants et moins bien payés : « Pour vendre 100
000 exemplaires, un payant rémunère en moyenne 180 journalistes alors
que pour la même diffusion, le gratuit n’emploie qu’environ une
vingtaine de personnes, souligne Alain Joannès [12]… Tandis que Rémy Rieffel précise : « Ces
journaux et magazines gratuits ont tendance à recruter des jeunes
qu’ils rémunèrent peu (les salaires sont en moyenne inférieurs de 25% à
ceux de la presse parisienne payante) à faire appel à une armada de
pigistes au statut précaire et à externaliser certaines tâches. C’est le
cas de 20 Minutes, qui soustraite à de petites agences certaines
rubriques telles que "Paris Guide" ou "Coulisses TV" ». [13].
Si bien que l’on peut se demander si le choix du moindre coût n’est
pas plus décisif que celui de la cible, ainsi que le laissent
clairement entendre plusieurs auteurs (Dominique Augey, Marie-Christine
Lipani Vaissade, Denis Ruellan et Jean-Michel Utard) : « Le recours
important aux dépêches et aux communiqués, abondants et peu chers, se
justifie d’un point de vue économique, et leur usage vient légitimer le
projet éditorial. Autrement dit, les créateurs de journaux gratuits, et
les équipes qui animent ceux-ci maintenant, n’ont pas choisi d’apporter
une matière concise et "factuelle" au lecteur, au détriment d’une
approche fouillée et analysée ; ils ont estimé que le coût de revient de
cette information était infiniment plus bas et que, dans le contexte de
la gratuité, c’était la seule qui puisse être fournie, du moins dans un
premier temps. » [14].
La technique du marketing consisterait alors à convaincre les « jeunes
actifs urbains » que cette forme d’information correspond à leurs
besoins alors qu’elle n’est que le produit d’une rationalisation
maximale des coûts.
Cette politique du coût minimum s’étend à la distribution et à
l’impression. La distribution autonome des gratuits engendre des coûts
qui s’élèvent pour Métro, par exemple, à 30% du coût total, ce
qui est inférieur à ceux de la presse payante, pourtant mutualisés. Les
frais d’impression, quant à eux, ont été négociés au plus bas prix,
sachant que les contraintes temporelles imposées par l’actualité sont
beaucoup plus importantes pour les « payants » que pour les
« gratuits ». L’impression des « gratuits » demande moins de main
d’œuvre, permet de faire tourner les rotatives sous-utilisées et, du
point de vue du syndicat du Livre, de maintenir des emplois. Ce sont
ces éléments que souligne Emmanuel Schwarzenberg : « Quand on imprime
un payant, le démarrage des rotatives est retardé au maximum pour
incorporer les informations de dernière minute… Un gratuit, en revanche,
n’a pas besoin d’être livré à une heure précise, à la minute près. Il
peut prendre place sur la rotative à n’importe quel moment et il peut
même passer d’un imprimeur à l’autre. Cela lui permet d’obtenir de
meilleures conditions financières. En fait les gratuits sont imprimés
sur les rotatives des quotidiens payants aux tarifs du labeur,
c’est-à-dire des magazines, avec des coûts inférieurs d’au moins 25% à
ceux du marché. Sinon davantage. L’impression de Métro est ainsi facturée trois fois moins cher que celle d’un payant » [15].
Partout
Minimaliste, aseptisée, anhistorique et apolitique, distrayante et
peu coûteuse : l’information selon les « gratuits » a toutes les
caractéristiques d’une formule qui peut se greffer sur n’importe quelle
partie du monde, pourvu qu’il y ait des villes, des transports en commun
et des annonceurs. Comme un modèle de voiture, une marque de boisson ou
de hamburger peuvent le faire à leurs conditions spécifiques. Cette
capacité de reproduction à l’échelle régionale pour Direct Matin, régionale et internationale pour Métro et 20 Minutes est une première dans l’histoire de la presse écrite.
Direct Matin produit 12 éditions régionales, dont certaines
sont réalisées en partenariat avec le réseau Ville Plus auquel participe
aussi la presse quotidienne régionale payante. 20 Minutes a 12
éditions en France (avec, depuis 2011, une édition nationale diffusée
dans 20 villes moyennes) 14 éditions en Espagne, et 7 en Suisse. Quant à
Métro, il est présent dans 15 villes en France, et produit 130 éditions dans 22 pays sur tous les continents sauf l’Afrique.
Facilitée par l’uniformisation des modes de vie, l’urbanisation et le
développement des transports en commun, et contribuant en retour à
cette uniformisation, les « gratuits » se distribuent dans le monde
entier à la même cible (jeune-actif-urbain), selon les mêmes méthodes,
évidemment adaptées aux conditions locales.
Du payant au gratuit
Paradoxalement, les « gratuits » nous viennent de pays scandinaves où
la presse quotidienne payante est la plus lue d’Europe : de Suède pour Métro et de Norvège pour 20 Minutes.
En Suède, on compte 472 exemplaires de journaux vendus pour mille
habitants, soit 4 fois plus qu’en France. En Norvège, ce sont 607
exemplaires pour 1000 habitants [16]). Ils sont lancés par des groupes qui ont une certaine capacité financière, le fond d’investissement Investment AB Kinnevik via
sa filiale Modern times group pour Métro (Suède, 1995), Schibsted ASA
pour 20 Minutes (Norvège, 1997). Direct Matin est un produit purement
français du groupe Bolloré (2008) [17].
Lancés d’abord en Suède pour Métro et en Suisse pour 20 Minutes,
les deux gratuits internationaux ont pénétré en France en 2002. Ils y
furent d’abord très mal accueillis. Les ouvriers du Livre ont pris à
partie les colporteurs de Métro et détruit nombre d’exemplaires
du journal, parce que l’impression du gratuit se faisait en-dehors de
leur contrôle, dans des imprimeries dites de « labeur ». Les quotidiens
payants, de leur côté, ont protesté contre une presse au rabais qui leur
faisait une concurrence déloyale. Mais très vite, et même parfois en
même temps -, ce qui a pu éveiller le soupçon d’un double jeu, notamment
de la part de la direction du Monde (lire Le double jeu du Monde ? )
la pratique a été plus conciliante, et les « gratuits » se sont assez
rapidement inscrits dans le paysage médiatique et le mobilier urbain où
ils ne dérangent apparemment plus personne. On peut même parler
d’intégration des gratuits dans les médias de l’hexagone. Ainsi, Ouest-France détient 50% de 20 Minutes France, tandis que Le Monde détient de son côté 30% (avec possibilité de monter à 50%) de Direct Matin qu’il imprime sur ses rotatives (jusqu’en 2010) ainsi que la moitié de l’édition parisienne de 20 Minutes.
Exemple le plus récent, Métro France est devenu fin juin 2011 propriété
à 100% de TF1 (groupe Bouygues). Du côté de la presse quotidienne
régionale (PQR), le réseau Ville Plus des groupes Socpresse (Dassault)
et Hachette-Filipacchi-Médias (Lagardère) puis Hersant Média (2007), en
partenariat avec le groupe Bolloré éditent des gratuits dans des villes
de province pour concurrencer Métro et 20 Minutes.
Ainsi, certains des grands groupes de médias ont associé les
« gratuits » à leur stratégie commerciale. Ce qui leur permet certains
échanges de bons services, généralement ignorés du grand public, entre
entités du même groupe. Direct Matin, du groupe Bolloré, peut
ainsi consacrer 3 pages (fait exceptionnel pour un gratuit) de son
édition du 5 décembre 2011 à la promotion extasiée du dispositif
Autolib’ des voitures électriques en libre service en Ile-de-France
conçu par le groupe…Bolloré ; et cela sans la moindre indication de
publicité. C’est le même Direct Matin qui met systématiquement en
exergue les programmes des deux chaînes du même groupe Bolloré, Direct 8
et DirectStar. Bouygues n’est pas plus gêné de faire dans Métro, qui lui appartient désormais, la promotion de sa chaîne de télévision, TF1, et de son entreprise de travaux publics [18].
Mais l’essentiel n’est pas là, il est plutôt dans le fait que les
journaux payants, après une rébellion de façade, ont adopté les
gratuits ; soit par des participations directes, comme Le Monde et Ouest-France,
soit en créant leurs propres gratuits, comme une bonne partie de la
presse régionale, soit encore sur le plan des contenus, comme Le Monde et Courrier International (du groupe La vie Le monde) qui fournissent chaque jour des articles à Direct Matin.
Peu concurrentiels sur le plan de l’audience puisqu’ils touchent un
lectorat différent de celui des payants (sauf pour la presse régionale),
les gratuits sont surtout dangereux pour eux en raison de leur succès
auprès des annonceurs. Du fait de leur audience spécifique croissant en
permanence, et pour d’autres raisons (cible mieux définie, projets
publicitaires plus faciles à gérer pour les agences de publicité parmi
lesquelles on compte Euro RSCG, qui fait partie de Havas contrôlée par
Bolloré depuis 2005), les gratuits d’information quotidienne ont drainé
une part également toujours croissante des recettes publicitaires (même
en 2009, année noire de la publicité), quand celles des payants
baissaient continûment. Et on sait que la question des recettes
publicitaires est au cœur de la crise de la presse payante.
C’est pourquoi on peut penser que l’adhésion, sous différentes
formes, des « payants » aux « gratuits », est pratiquée par les
« payants » pour tenter de pallier partiellement leurs propres
difficultés. Mais, en prenant le recul historique nécessaire, on peut
se demander si le « gratuit » et son financement par la seule publicité
ne sont pas la forme aboutie d’une tendance lourde au sein de la presse
payante elle-même. N’a-t-on pas vu la presse quotidienne nationale et
plus encore la presse magazine faire de plus en plus de place aux
exigences des annonceurs, jusqu’à modifier, voire inverser leur
politique éditoriale ? Toute l’histoire d’un quotidien comme Libération en témoigne, et à bien des égards, celle des autres journaux.
Dominique Augey, Marie-Christine Lipani Vaissade, Denis Ruellan et
Jean-Michel Utard, déjà cités, résument ainsi l’inscription des
« gratuits » dans l’histoire de la presse : « Les journaux gratuits
instaurent moins une rupture par rapport au journalisme de la presse
payante qu’ils ne radicalisent les évolutions que celle-ci a engagées de
longue date. Ils sont la partie visible d’un iceberg constitué par la marchandisation
du produit presse. La presse se repense en profondeur. Elle raisonne en
termes de marché, de concurrence, de satisfaction du lectorat,
d’efficacité des espaces publicitaires. Le changement majeur des
dernières années est la syndication publicitaire. A l’intérieur d’un
même groupe de presse ou entre groupes de presse différents, les
journaux s’allient dans le but de rendre leur espace publicitaire plus
attractif pour les annonceurs [19]. »
Ce qu’un autre auteur (Dominique Marty) affirme à son tour : « La
PQN [Presse Quotidienne Nationale] semble avoir plié sous le poids de
la concurrence des autres médias, bien avant Internet et les gratuits.
Appauvrissant son style, allégeant sa densité, « relookant » sa mise en
page, elle s’est progressivement aseptisée. En voulant séduire le
lecteur et ménager son travail en réception, on peut penser qu’elle l’a
rendu plus passif, plus assisté, proposant un contrat de lecture basé
sur le confort cognitif. La PQN a opéré ce changement par glissements
successifs, subrepticement, mais a par ce biais ouvert la voie à une
Presse Quotidienne Gratuite volontairement minimale » [20]. On ne saurait mieux dire.
Un nouveau modèle économique
Le modèle économique classique de la presse est celui d’un double
financement : par les lecteurs qui achètent le journal, et par les
annonceurs qui achètent des espaces publicitaires. Ce double financement
a été et est encore source de tensions permanentes dans la mesure où la
liberté de l’information, chère aux journalistes et aux lecteurs, peut
porter quelque préjudice à l’autre financeur, les entreprises, via des reportages, des approches critiques les mettant en cause.
Or, ce modèle dominant semble irréversiblement en déclin, la baisse
constante des ventes n’étant pas compensée, malgré des efforts
pathétiques en ce sens, par un surcroît de recettes publicitaires, et
inversement, la baisse des recettes publicitaires n’étant pas compensée
par une augmentation du nombre de lecteurs. La presse gratuite opère
une rupture avec ce modèle en se finançant par la seule publicité. Cette
rupture redéfinit ouvertement le journal comme fournisseur de clients
aux annonceurs, et réoriente toutes ses composantes, formelles comme de
contenu, dans ce sens. Le lecteur n’est alors sollicité qu’en tant que
consommateur, qu’il s’agisse indifféremment des annonces ou des
articles, puisqu’il n’y a plus de contradiction entre eux, puisqu’ils
doivent avant tout séduire ce lecteur et non pas, par exemple,
l’instruire, l’éduquer, ou simplement l’informer un peu sérieusement. Le
« gratuit » est une marchandise à part entière, ou plutôt une publicité
à part entière, déguisée en journal. Comme le dit Rémy Rieffel : « Ils
ne vendent pas prioritairement du contenu à des lecteurs-consommateurs,
mais des lecteurs-consommateurs (une audience) à des annonceurs [21]. »
Ce nouveau modèle a l’incontestable mérite d’avoir résolu la
contradiction devenue insoutenable entre les exigences des annonceurs et
celles des lecteurs. Et cela en faveur des annonceurs, qui lui sont
d’ailleurs chaque jour reconnaissants. Quant aux lecteurs…
Jean Pérès
Notes
[
1] Voir notre article : «
Groupe Hersant Média : c’est la crise ? ».
[
2] Sur l’année 2010,
20 Minutes est en tête avec 769 503 exemplaires, devançant de peu
Direct Matin, 743 169,
Métro étant 3ème avec 674 923 exemplaires ; on trouve ensuite les payants :
Le Parisien-Aujourd’hui en France, 462 403
, Le Figaro, 332 120, et
Le Monde, 322 872. (OJD, 9 novembre 2011).
[
3]
20 Minutes est toujours en tête avec 2 759 000 lecteurs, devant
Métro, 2 401 000, suivi par
Le Parisien, 2 206 000, et
Le Monde, 1 823 000, puis
Direct Matin, 1 807 000, et
Le Figaro, 1 220 000 (Etude EPIQ 2010, sur
le site Audipresse)
[
4] Une crise que nous avons déjà évoquée, notamment avec Bernard Poulet : voir
le compte rendu de son livre et son
intervention au « Jeudi d’Acrimed » dont il était l’invité.
[
5] Voir par exemple,
la liste des points de distribution de Métro en France.
[
6] Comme le relève Marie Bénilde dans
On achève bien les cerveaux : les médias et la publicité, Raisons d’agir, 2007, p. 87-88.
[
7]
Revue des Marques, n° 68, octobre 2009
.
[
8] Dominique Kalfon, «
20 Minutes à l’heure du géomarketing », in
Marketing direct N°134, décembre 2009.
[
9] Marie Bénilde,
op.cit. p. 95
[
10] Rémy Rieffel,
Mythologie de la presse gratuite, Le Cavalier Bleu, 2010, p. 36-37.
[
11] Pierre-Jean Bozo, président de 20 Minutes France, in Le temps des médias, N°6, 2006, p. 207.
[
12] Alain Joannès
, Le journalisme à l’ère électronique, Vuibert, 2007, p. 22.
[
13] Rémy Rieffel,
op. cit. p. 53-54.
[
14]
Dominique Augey, Marie-Christine Lipani Vaissade, Denis Ruellan et
Jean-Michel Utard, « Dis à qui tu donnes… La presse quotidienne gratuite
ou le
marketing du don », in
Le journalisme en invention : nouvelles pratiques, nouveaux acteurs, p. 104
[
15] Emmanuel Schwarzenberg,
Spéciale dernière, Calmann-Lévy, 2007, p. 211-212
[
16] André Schiffrin,
L’argent et les mots, La Fabrique, 2010, p. 38
[
17] Sur le groupe Bolloré et les médias, voir
notre article.
[
18] À lire sur
notre site.
[
19] Dominique Augey et al.
op. cit. p.119.
[
20] Emmanuel Marty,
Journalismes,
discours et publics : une approche comparative de trois types de
presse, de la production à la réception de l’information, Thèse en
vue de l’obtention du Doctorat de l’Université de Toulouse délivré par
Université Toulouse 2 Le Mirail. Discipline ou spécialité : Sciences de
l’Information et de la Communication. Présentée et soutenue le 5
novembre 2010.
[
21] Rémy Rieffel,
op. cit. p. 11